Fin de matinée dans la garrigue varoise. Le mistral souffle à près de 100 km/h. Mon Irina de Keranlouan, presque 5 ans, ratisse au milieu des myrtes, des arbousiers, des genévriers, et autres cistes. D’un coup je n’entends plus sa clochette. Elle est sûrement à l’arrêt. J’accélère le pas dans la direction correspondant aux derniers sons entendus, mais rien. Je tourne, vire et retourne, pendant plus de dix minutes. Il me semble qu’elle doit être dans une zone où les arbustes sont bien plus hauts que la zone initiale dans laquelle on se trouvait. Je rentre dedans mais impossible. Le vent souffle très fort, c’est perturbant. Je sais qu’elle peut rester une demi-heure sans bouger si l’oiseau est bloqué. En désespoir de cause je donne des coups de sifflets répétitifs au risque de l’agacer, en espérant qu’elle fera tinter sa sonnaille pour m’indiquer sa présence, mais le vent est vraiment trop fort pour que je l’entende si elle n’est pas toute proche. D’un coup j’entends ce tintement qui m’indique son arrivée. L’oiseau a du s’envoler. Mais je ne saurai expliquer ce que je ressens quand elle me regarde en arrivant : « OK, montre moi, je te suis Irina ! ». Et je pars derrière elle. Elle fait cinquante mètres dans la direction d’où elle venait et se fige au milieu des grands arbustes qui me dépassent de plusieurs têtes. Elle est venue me chercher après avoir cassé son arrêt pour me ramener dessus. J’avais lu que certains chiens exceptionnels étaient capables de faire cela, et au fond de moi j’avais toujours rêvé de voir Irina le faire, mais il n’existe pas de moyen d’apprendre cela à un chien. Elle se met à couler maintenant qu’elle me sait à côté d’elle et cinq secondes plus tard un perdreau rouge s’envole à travers la végétation impénétrable. Impossible de tirer.
Je suis désolé de ne pas l’avoir récompensée par le prélèvement auquel elle aurait eu droit pour une fois (je ne tire que si l’action mérite un souvenir). Mais elle a tout de même droit à une bonne friandise. J’ai du mal à réaliser ce que je viens de vivre, mais si je savais que ce n’est que le début de mes émotions !…
Nous repartons et après avoir fouillé le maquis environnant, ne trouvant rien ailleurs, nous allons dans la direction supposée de ce perdreau. A deux cent mètres elle se bloque net au bord d’un chemin, contourne visiblement l’objet de son désir, et fait ainsi partir l’oiseau droit sur moi. Le voyant arriver sur ma tête, je me retourne avant qu’il arrive et le surprend dans son éloignement pour le plus grand plaisir de ma commanditaire ! Pendant que je lisse les plumes de notre oiseau qu’elle a juste daigné ramasser mais pas rapporter (elle juge que perdrix et faisans ne sont pas suffisamment dignes d’un rapport pour l’amour de son maitre, sa notion du rapport…amoureux sans doute), pour le mettre dans le dos de ma veste, je réalise que je n’entends plus le ding-ding… Je relève la tête pour voir Irina bloquée à moins de dix mètres sur un talus qui domine une rivière de quinze mètres de large, cinq mètres en contrebas. L’eau coule à flot. Je me recule car je pense à une poule faisane aperçue dans ce coin ce matin, et si je suis trop près, cela va fuser au-dessus de la rivière et la chute dans le courant va poser un gros problème. Au bout d’un petit moment, je me pose des questions car Irina semble vraiment tétanisée, la tête tournée à 90° vers le bas. Bizarre ! Par suite, je m’approche pour essayer de voir, d’autant plus que devant elle c’est un enchevêtrement de ronces et bois morts surmontés de grands arbres. La pente devant elle est raide. Je ne vois rien, fais un pas de plus, et tressaute quand une fusée s’envole avec un bruit qui accélère toujours instantanément mon rythme cardiaque de façon brutale ! Une bécasse ! Le temps que mon cerveau se connecte avec mon bras tenant le fusil, la belle est déjà passée vers l’autre rive en virant derrière de gros troncs d’arbres. Mon coup de fusil est parti quand mon œil semblait l’avoir perdu de vue. Le roulement du coup de tonnerre n’a pas encore disparu qu’Irina est déjà partie à la verticale et a plongé dans le courant. Je pense que là je dois avoir la bouche ouverte de celui qui voit passer la plus belle femme du monde. Les yeux écarquillés je vois ma fifille atteindre l’autre rive avant même que j’ai eu le temps de me poser la question de savoir si elle partait simplement derrière l’oiseau du fait de l’excitation, car au moment où elle prend pied je vois à cinquante centimètres de l’eau des ailes se débattre et la plus adorable épagneule du monde ( pour moi c’est sûr !…) l’attraper et repartir à l’eau dans l’autre sens. Elle lutte contre le courant, rejoint la rive un peu plus bas, traverse la végétation difficile, pour venir aux pieds d’un maitre un peu idiot qui ne cesse de répéter « apporte-apporte » alors qu’il sait pertinemment qu’une seule fois suffit. Mais l’émotion est trop forte. Irina sûrement agacée par ces répétitions finit par rejoindre ce maitre un peu déjanté. Je me ressaisis : « Bravo ! Au pied ! c’est bien Irina ! » Docile elle s’assied et me donne ce trésor, ce « précieux », que constitue une bécasse acquise dans de telles circonstances. Il me faudra plus d’un quart d’heure pour reprendre mes esprits, revivre la scène, comprendre que la mordorée aurait pu, à un mètre près, être emportée par le courant. Je cherche à faire durer ce bonheur le plus longtemps possible.
Patrice Eyrolles